Ivres, les médias nous parlent des féminicides

Depuis des années, les médias nous parlent de “drame de la séparation”, “crime passionnel”, ou encore “violence domestique”. Des termes qui caractérisent les féminicides qui sont très nombreux en France.

123 en 2016, 122 en 2015, 166 en 2012. Ces chiffres font froid dans le dos. On pourrait croire qu’ils ne nous concernent pas, et pourtant ! Les violences conjugales sont très importantes en France, la preuve par ces chiffres. Chaque année, 225.000 femmes sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles, 185.000 victimes de viol ou de tentative de viol. C’est une femme qui décède tous les trois jours, sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint. Si l’on compare la France avec ses voisins de l’Union-Européenne… on tombe de haut !

On découvre que les pays de la Méditerranée comme l’Espagne ou le Portugal ont des chiffres inférieurs à celui de la France : 44 et 22 contre 123. Pour obtenir les données officielles de chaque pays, j’ai contacté les différents centres de statistiques nationaux et ministères de l’Intérieur. La conclusion est la suivante : tous les pays européens ne recensent pas ces féminicides. Seuls 14 des 28 pays de l’Union-Européenne établissent des statistiques nationales.

Comment ces violences sont-elles traitées en France ? Les médias influencent-ils les chiffres ?

« Ivre, », « crime passionnel » deux expressions favorites des médias français

Crédit image @BuzzFeed

Pour décrire ces violences conjugales, les médias français utilisent régulièrement le même lexique grammatical : « crime passionnel », « drame conjugal », « drame familial », « violences domestiques », « drame de la séparation », « ivre, », « pétages de plombs », « coup de folie », etc… Rares sont les journalistes qui ne vont pas les employer. Comme nous l’explique Margaux Collet, responsable de la communication du Haut Conseil de l’Egalité entre les femmes et les hommes, les gens adorent les histoires romancées :

La presse quotidienne nationale va surtout aborder ces violences pour des dates clés comme pour la Journée internationale contre les violences faites aux femmes le 25 novembre, lorsque des mesures politiques sont prises ou encore lors de procès médiatisés comme en 2014 avec l’affaire Jacqueline Sauvage.

Il arrive que la presse titre ce type de sujet de manière très, voire trop légère. Comme par exemple cet article paru sur le site 20 minutes.

Quand on décrypte les coupures de presse traitant de ces meurtres entre conjoints, on remarque certaines caractéristiques communes. Voici quelques explications avec exemples à l’appui :

Sophie Gourion, ex-conseillère communication de l’ancienne ministre Laurence Rossignol, a lancé en mars 2016 un tumblr appelé #LesMotsTuent. Le but : recenser les articles de presse traitant des violences envers les femmes avec des titres ou mots incorrects. En les collectant, Sophie Gourion montre la banalisation envers ces femmes victimes.

Les journalistes féminines se mobilisent avec Prenons La Une

Crédit image @PrenonsLaUne

En 2013, Claire Alet, journaliste à Alternatives économiques, demande à Léa Lejeune, jeune journaliste, un article sur la place des femmes dans les médias. Elles constatent que les inégalités entre les deux sexes persistent et ce malgré quelques progrès. Elles décident donc de se réunir avec une trentaine de journalistes de différents médias, au sein d’un collectif. Prenons La Une voit le jour en 2014.

Le collectif a établi quelques recommandations pour un traitement journalistique le plus juste possible sur les sujets traitant des violences faites aux femmes :

Seuls onze médias se sont engagés à les suivre. Parmi eux, on retrouve : France Télévisions et France Médias Monde, France info, France inter, Mediapart, L’Humanité, Elle, Causette, Libération, Les Nouvelles News, Alternatives économiques, et 50-50 magazine, et plus récemment Néon.

Certains médias « ont invoqué la liberté de la presse et du journaliste de romancer son histoire comme il veut. Certains pensent que l’expression « crime passionnel » est la plus adéquate pour décrire les faits… sans voir le problème ! », explique Léa Lejeune, porte-parole du collectif. Elle ajoute que des journaux de la presse quotidienne régionale comme Le Dauphiné Libéré, ont promis d’y réfléchir. Sans nouvelles ...

Pour plus d’analyses de certains titres de presse, rendez-vous sur le Chatbot ici.

“Violence domestique” ou “violence du genre”: quel terme employer ?

Crédit image @Referencial/Nueva Mirada

Parler de violence domestique est selon Pilar López Díez, experte espagnole en « Genre et Communication » une erreur :

« C’est totalement faux de croire que lorsqu’une femme agresse un homme, elle a le même objectif que lorsque c’est un homme qui agresse une femme. Les journalistes doivent comprendre que l’objectif final est différent. Lorsqu’une femme agresse un homme, ce n’est pas pour le dominer. A l’inverse, lorsqu’un homme agresse une femme il veut la contrôler. »

Cette distinction est reconnue dans la Convention d’Istanbul, aussi appelée Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Signée par la France, elle est entrée en vigueur le 1er août 2014 :

Elle rappelle que pour lutter contre ces violences du genre, l’éducation et les médias ont un rôle très important à jouer.

« Quand un journaliste écrit un article sur la violence du genre, il doit savoir que son papier va permettre à ses lecteurs d’être sensibilisés au sujet et qu’ils pourront ensuite se positionner contre cette violence. »

Pour la journaliste Blandine Grosjean, la domination masculine entraînant la mort de ces femmes repose sur une chose : le modèle patriarcal.

Certains pensent qu’il est possible de dresser un portrait type de l’agresseur et/ou de la victime. Mais comme l’explique Pilar López Díez, c’est assez difficile.

Dans les couples, 80% des victimes d’homicides sont des femmes. Elles sont âgées de 15 à 90 ans et viennent de toutes les catégories sociales. Dans la majorité des cas, les circonstances du meurtre sont souvent identiques : un couple en cours de séparation ou déjà séparé, un homicide qui intervient lors d’une dispute ou d’une crise de jalousie. Le crime a généralement lieu au domicile familial ou à proximité. On remarque aussi que, dans la plupart des cas, l’agresseur était déjà connu par les services de l’ordre pour des faits de violence.

Les hommes sont aussi victimes mais...

Crédit image @rtl

En 2016, 34 hommes ont été tués. C’est environ un homme qui décède tous les 14,5 jours sous les coups de sa compagne. 80.000 hommes sont victimes de violences physiques ou sexuelles chaque année. Le chiffre est bien inférieur à celui des femmes, qui sont 225.000 à souffrir chaque année de ces violences.

Parmi ces 34 hommes tués, 60% d’entre eux étaient violents envers leur compagne. Il s‘agirait donc principalement de cas de légitime défense de la part de cette dernière.

« Quand il n’y a pas de chiffres … ça n’intéresse personne »

Crédit image @slate

En 2004, Blandine Grosjean alors journaliste à Libération publie un article sur les violences faites aux femmes. Elle recense pendant 2 mois toutes les dépêches de l’AFP (Agence France Presse) et comptabilise sur cette période 29 femmes tuées. Ces chiffres … personne ne les connaissaient.

Ce chiffre justement c’est celui qui n’a pas bougé depuis 2004 : 1 femme meurt tous les 3 jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint. Grâce à cet article et au retentissement qui en a suivi, sous la présidence de Jacques Chirac, il est décidé de comptabiliser ces crimes. En 2005, le ministère de l’Intérieur publie son premier « rapport relatif sur les morts violentes au sein du couple ». Ce rapport est rédigé d’après les données de la police et de la gendarmerie nationale. A titre comparatif, l’Espagne recense ces morts depuis mai 2003.

Ce rapport publié tous les ans présente certaines anomalies : la date de publication est variable, le contexte du crime manque, la jalousie, la dispute et l’alcoolisme sont encore considérés comme des mobiles du crime, et une distinction est faite entre les couples « officiels », vivant sous un toit commun, et les couples « non officiels », en concubinage par exemple.

Depuis, ces violences préoccupent les différents gouvernements, qui mettent en place plusieurs mesures. En 2014, sous la présidence de François Hollande est lancé le 4ème plan interministériel qui préconise le lancement du téléphone « grand danger ». Au départ expérimenté dans 13 départements, il a été généralisé sur l’ensemble du territoire comme l’explique Margaux Collet :

D’autres mesures ont été établies dans ce 4ème plan interministériel comme : le renforcement du 3919 (la ligne téléphonique d’urgence pour les femmes battues), la création de 1 550 places d’hébergement et la formation de plus de 300 000 professionnels de la santé pour détecter, prévenir et accompagner les femmes victimes de violence.

Emmanuel Macron en fait sa priorité

La lutte contre les violences faites aux femmes est une priorité pour l’actuelle secrétaire d’Etat à l’égalité entre femmes et hommes. Avec le lancement du Tour de France de l’égalité, Marlène Schiappa veut s’attaquer au viol et au harcèlement de rue, sans oublier les autres formes de violences dont souffrent les femmes.

Samedi 25 novembre 2017, à l’occasion de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, Emmanuel Macron a annoncé 3 nouvelles mesures pour les cinq prochaines années :

-          L’éducation et le combat culturel en faveur de l’égalité

-          Un meilleur accompagnement des victimes

-          Un renforcement de l’arsenal répressif

Le président en a profité pour annoncer une augmentation à 30 millions d’euros au budget accordé au secrétariat d’Etat à l’égalité entre femmes et hommes.

Des progrès, oui mais…

Depuis 2006, le Code Pénal considère le fait de commettre des actes violents sur son conjoint ou ex-conjoint comme une circonstance aggravante. Des nouvelles mesures judiciaires ont été prises depuis comme la création d’ordonnances de protection interdisant à un homme dangereux d’approcher sa compagne.

Toutefois, même si des progrès ont été faits dans le repérage des symptômes des victimes, certains points restent à améliorer. C’est le cas de l’accompagnement dans les commissariats. Des victimes venant dénoncer ces violences sont encore mal accueillies et laissées seules face à un problème considéré comme de l’ordre privé.

Le cas Ana Orantes: le début du changement dans le traitement médiatique espagnol

Crédit image @paul.alary

En 1997, Ana Orantes, mère de famille de 60 ans participe à une émission sur Canal Sur, la télévision locale d’Andalousie. Elle raconte ses 40 années d’union avec son ex-mari : « 40 ans de mariage, 40 ans à prendre des coups, parfois avec un bâton. »

Quelques jours après son témoignage son ex-mari la brûle vive, ce qui fait d’elle la 59ème victime de l’année 1997. Son assassinat a créé un énorme choc dans le pays. Elle est depuis devenue la figure emblématique des violences du genre.

L’Espagne a alors pris conscience de ces meurtres de masse, et les médias ont compris leur rôle à jouer dans la prévention de ces féminicides.

Certaines rédactions ont alors pris des mesures. La première à avoir créé son ensemble de recommandations a été RTVE (Radio Televisión Española, le principal groupe de télévision espagnol). Le groupe rédige en 2001 son Manual de Urgencia (Manuel d’urgence) de RTVE.

Pilar López Díez, experte en « Genre et Communication » et Docteure en Sciences de l’Information à l’université Complutense de Madrid, a participé à la rédaction de ce manuel qui énumère une série de recommandations à l’usage des journalistes du groupe pour la couverture des informations sur les violences du genre.

Avec le code autorégulateur instauré par le journal Público en 2008, 5 recommandations ont été établies :

-          Les termes utilisés seront dorénavant ceux de « violence du genre », « violence machiste », « violence masculine contre les femmes » et non pas « violence domestique » ou « violence conjugale ».

-          Ne pas parler uniquement de la victime. Parler aussi de l’agresseur pour montrer que ce n’était pas forcément un « homme bien et irréprochable ».

-          Le sujet de l’information doit être la personne qui fait l’action, l’agresseur, et pas celle qui la subit, la victime.

-          La question du « comment » n’apporte rien : « Savoir qu’elle a été tuée de 70 coups de couteau, 4 balles, etc… n’est pas le plus important. De plus, ça peut donner des idées à certains. Il faut adapter cette règle journalistique des 5W*. » indique Pilar.

-          Améliorer la représentation des femmes : « Elles sont malheureusement montrées comme des victimes et peu d’entre elles, comme les femmes à responsabilités importantes, sont présentes dans les médias. » explique l’experte.

*5W: Ce concept journalistique correspond à la formulation anglaise, "Who did what, where and when, and why?", traduisez "Qui a fait quoi, où, quand, et pourquoi ?" en français. Les réponses à ces 5 questions sont généralement données dès les premières lignes d'un article de presse.


Des changements ont eu lieu sur l’usage de certains termes :

« C’est aujourd’hui impossible qu’une rédaction espagnole évoque l’assassinat d’une femme par son conjoint ou ex-conjoint, sous l’appellation « crime passionnel » ou « violence domestique ». Parler de « crime passionnel » c’est excuser l’agresseur », informe-t-elle.

Mais ce n’est pas tout ! L’une des principales modifications a eu lieu dans les rubriques. D’abord traités dans les « faits divers », les articles sur la violence du genre ont été déplacés à la rubrique « société ».

« Le passage à la rubrique Société a été très important. Petit à petit les choses ont évolué. Je continue mon combat pour que ces présumés crimes soient inscrits dans les pages Politique », explique Pilar López Díez.

« Je suis très fière que sur ce thème, nous soyons le pays le plus avancé », indique Pilar. En effet, l’Espagne est le pionnier européen dans l’adoption de loi contre les violences faites aux femmes.

Première mesure phare du gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero, la « loi intégrale contre la violence du genre » a été adoptée par l’ensemble des députés en décembre 2004. Le but : appliquer des mesures de protection et d’assistance pour protéger au mieux les victimes.

Parmi les points importants de cette loi, on trouve :

-          L’amélioration de la couverture pénale, la sensibilisation, la prévention et la détection de ces violences.

-          La mise en place d’une assistance sociale et juridique (tutelle juridique, psychologues).

-          La mise en place d’une ligne téléphonique d’urgence pour les femmes battues : le 016.

-          La création de tribunaux spécialisés avec des compétences civiles et pénales.

-          La mise en application de mesures dans les cas graves : mesures d’éloignement, suppression de la garde alternée des mineurs, suppression du droit de visites, éviction de l’agresseur du domicile familial.

Une lutte nationale qui se poursuit

De nouvelles mesures pour surveiller les conjoints violents ont été introduites en 2009, avec notamment le port du bracelet électronique.

Depuis la loi intégrale de 2004, aussi connue en Espagne sous le nom de « Ley Orgánica 1/2004 », le gouvernement espagnol a adopté des mesures efficaces contre ces violences :

-          Les enfants de victimes sont dorénavant considérés comme victimes de la violence du genre.

-          Un protocole à destination des médecins les obligeant à compléter un document en présence d’une femme potentiellement victime, et d’appeler ensuite la police pour dénoncer un cas de possible violence du genre.

Une prise de conscience lente … mais qui arrive

Crédit image @sanscompromisfeministeprogressiste

L’Union Européenne, par le biais de son Institut Européen pour l’Egalité des Genres (EIGE - European Institute of Gender Equality) souhaite créer une base de données européennes pour pouvoir lutter efficacement contre ces violences, comme nous l’explique Margaux Collet :

Cet institut souhaite par ailleurs amplifier la formation sur le sujet pour une grande majorité des professions, dont les journalistes. La Suède a par exemple déjà proposé aux étudiants de différentes filières, des cours sur le sujet. L’Espagne essaye d’en faire autant.

L’ensemble des députés composant le parlement espagnol, à l’exception de Podemos, ont dernièrement adopté « le pacte de l’état contre les violences du genre » où plus de 300 mesures ont été rédigées. 18 concernent les médias et l’une d’entre elles oblige le groupe RTVE à former pendant 4 heures l’ensemble de ses équipes, sur l’égalité du genre.

Devant toutes ces évolutions chez nos voisins européens, on espère que la France en fera de même rapidement. Même si nous avons du retard sur les questions de violence du genre par rapport à des pays comme l’Espagne, on voit que des mesures sont petit à petit mises en place. Les différents gouvernements tentent de mettre en place des mesures fortes pour lutter efficacement contre ces violences, même si ce n’est pas suffisant pour Margaux Collet.

Les journalistes du collectif Prenons La Une poursuivent leur travail pour modifier le traitement médiatique de ces violences.

Dernièrement, le scandale Harvey Weinstein, grand producteur hollywoodien accusé par plus d’une centaine de femmes (actrices, mannequins, assistantes, ...) de harcèlement et d’agressions physiques et sexuelles, a permis la libération de la parole mais surtout de l’écoute. Certains médias ont décidé de consacrer des articles ou des dossiers sur les violences. C’est le cas du magazine Elle, qui en novembre dernier a consacré un dossier spécial aux femmes battues. Neuf femmes ont fait la une de ce numéro. De quoi espérer voir davantage d’articles sérieux sur le sujet dans les autres médias.

Camille Sanchez

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  2. « Ivre, », « crime passionnel » deux expressions favorites des médias français
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  5. Les hommes sont aussi victimes mais...
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  7. Le cas Ana Orantes: le début du changement dans le traitement médiatique espagnol
  8. Une prise de conscience lente … mais qui arrive